Entretien

Publié le 07/07/2020

L’écriture de Philip Pullman fait grandir son lecteur

Christine Baker, directrice éditoriale de Gallimard Jeunesse, évoque l’écriture de Philip Pullman
9 novembre 2017

Interview de Christine Baker, directrice éditoriale, par Julien Bisson

Julien Bisson – Quelle place tient Philip Pullman au sein de la littérature de jeunesse ?
Christine Baker –
Une place essentielle. Philip Pullman a donné ses lettres de noblesse à la littérature de jeunesse, en assumant une maturité d’écriture et une complexité narrative inconnues jusqu’alors. Au moment même où J. K. Rowling amenait à la lecture des millions d’enfants, Pullman a, lui, montré combien l’art de raconter des histoires avec ambition et intelligence pouvait séduire des publics de tous âges. Certes, il propose des héros adolescents qui évoluent dans un univers à l’imaginaire teinté de fantastique, mais il le fait avec une maestria littéraire qui lui a permis de franchir toutes les barrières, jusqu’à rafler le prestigieux prix Whitbread, équivalent du Goncourt ou du Femina, pour Le Miroir d’ambre, en 2001 ! À ce titre, il a ouvert la voie à une littérature intergénérationnelle, capable d’enchanter dès l’âge de dix ans et de combler l’esprit et l’imagination de lecteurs adultes. La publication cet automne de La Belle Sauvage constitue sans aucun doute, en Grande-Bretagne en particulier, l’événement éditorial de l’année, celui qui est le plus attendu, et à qui il est prédit les meilleures ventes de 2017, toutes catégories confondues.

JB – Comment décririez-vous l’écriture de Philip Pullman ?
CB – Ouvrir un livre de Philip Pullman, c’est découvrir un style proche de la perfection, c’est se plonger dans une langue ciselée à l’extrême, concrète, limpide, sans jamais un mot de trop. À l’aise dans les dialogues, qui sonnent toujours vrais, Pullman est aussi un grand maître dans l’art de composer des descriptions riches et vivantes. À hauteur d’enfant, sans prétention aucune, il propose ainsi une écriture qui fait grandir son lecteur. Quant à son univers, il parvient à marier d’un côté la puissance de l’imaginaire, et de l’autre la psychologie des personnages, l’attention aux sentiments et aux passions de ses héros. Comme Philip le dit, Lyra et aujourd’hui Malcolm sont des enfants ordinaires, mais doués d’une extraordinaire capacité à aimer. On compare souvent Philip Pullman à Tolkien, mais il faut imaginer un Tolkien à l’écriture plus ample encore, qui embrasse l’amitié, la féminité, la métaphysique, l’humour ou la politique. Les mondes de cet auteur sont proches des nôtres, des univers parallèles familiers, mais empreints de magie, des théâtres truffés de créatures extraordinaires et d’inventions inoubliables. Dans La Belle Sauvage, on retrouve ainsi avec bonheur les « dæmons », ces animaux attachés à chacun comme un morceau de leur âme, ou « l’aléthiomètre », cette boussole de la vérité dont la jeune Lyra use grâce à son innocence. Même en s’adressant à un public jeune, Philip Pullman sait faire confiance à ses lecteurs pour évoquer dans ses histoires des questions complexes, quasi philosophiques, sur la vie, la mort, le pouvoir ou la religion.

JB – Quel genre de personne est-il ?
CB – C’est un homme qui a vécu dans plusieurs pays au cours de sa jeunesse, notamment après la mort de son père, qui était pilote de la Royal Air Force. Il a ensuite mené une carrière de professeur, pour tous les âges, qui a forgé son sens de la pédagogie. Il est emblématique de cette tradition des grands professeurs d’Oxford, esprits éclairés et curieux de tout. Et son ouverture d’esprit crée des ponts : homme de lettres, il a multiplié les entretiens avec d’éminents scientifiques que sa trilogie À la Croisée des Mondes fascine ; anticlérical et athée, apôtre de la laïcité, il dialogue même avec l’archevêque de Canterbury, le chef de l’Église anglicane, qui l’admire ! Son œuvre est ainsi nourrie de ces interrogations sur l’homme et sa place dans l’univers. C’est aussi un personnage très influent dans la vie culturelle britannique : président de la Société des auteurs, il possède une véritable autorité morale, et on le consulte sur les grandes questions culturelles et éducatives. Il est également connu outre-Manche pour ses prises de position souvent tranchées et engagées ! Mais si vous l’interrogiez, il ne se définirait jamais comme un penseur ou un intellectuel, plutôt comme un artisan, un raconteur d’histoires.

JB – Quelle est la relation de Philip Pullman à la France ?
CB – Il tient une place toute particulière dans l’histoire de l’édition française. Nous avons publié Les Royaumes du Nord en 1998, la même année que le premier volet de Harry Potter, et pour la toute première fois, nous avons fait paraître ce titre en grand format, et non en poche, comme on procédait à l’époque pour les inédits. Nous savions que nous tenions là une œuvre unique, qui méritait un traitement unique, et qui saurait toucher un public beaucoup plus large que les seuls enfants et adolescents. Et de fait, la série, avec ses touches de fantasy pour mieux éclairer notre monde, a ému plusieurs millions de lecteurs et inspiré de nombreux auteurs, comme récemment Christelle Dabos, par exemple. Il ne nous reste plus qu’à briser davantage encore les barrières entre littérature pour la jeunesse et pour adultes, comme on sait le faire outre-Manche, afin de faire découvrir l’œuvre de Philip Pullman à un plus grand nombre encore.

JB – Comment avez-vous réagi à la lecture de ce nouveau roman, La Belle Sauvage ?
CB – Il y a toujours une appréhension quand on retrouve un grand auteur après une longue absence. Mais celle-ci a disparu dès que j’ai lu les premières lignes de La Belle Sauvage : la joie d’y retrouver les personnages principaux (Lyra, Lord Asriel, Mme Coulter…), plus jeunes de dix ans, se doublait d’une vigueur et d’une énergie nouvelles, portées par deux nouveaux héros, Malcolm et Alice. Ce roman n’est pas un prequel à proprement parler, plutôt un livre à côté, à la fois tendre et terrifiant, fantastique et très actuel. Pullman évoque souvent la « démocratie de la lecture », pour expliquer qu’un lecteur est toujours libre face à un livre. Alors, vous pourrez lire La Belle Sauvage comme une histoire d’amour, une formidable aventure, un fleuron de l’imaginaire, une fable politique, une charge contre les dégâts de l’intégrisme, libre à vous ! Que vous ayez déjà lu ou pas « À la croisée des mondes », vous découvrirez surtout un chef-d’œuvre, mot que je n’emploie jamais à la légère, et qui, lorsqu’il s’agit de Philip Pullman, n’a rien d’intimidant. Pour nous tous, c’est le début d’une nouvelle saga extraordinaire, qui annonce déjà une suite passionnante où l’on explorera plus loin encore le mystère de la Poussière.

 

 

 

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