Entretien

Publié le 07/07/2020

Travailler avec un bon gros géant

Quand Quentin Blake évoque Roald Dahl
15 juin 2016

TRAVAILLER AVEC UN BON GROS GÉANT :
QUAND QUENTIN BLAKE ÉVOQUE ROALD DAHL

Par Nicolette Jones
Traduction Marie Leymarie


Sir Quentin Blake est, d’après une enquête, le dessinateur dont les enfants reconnaissent le style le plus facilement. Son coup de crayon exubérant et désinvolte, facilement espiègle, est largement apprécié dans le monde entier, depuis ses albums jusqu’à ses fresques murales. Mais Blake est surtout connu du grand public pour avoir illustré les romans de Roald Dahl, dont le centenaire a été « mirabuleusement » fêté tout au long de l’année. C’est grâce à Blake si l’on peut se représenter les deux gredins ou Matilda, même si adaptations théâtrales et films rivalisent pour nous offrir différentes visions de Willy Wonka ou de Mlle Legourdin – et bientôt du BGG, joué par Mark Rylance dans le film de Spielberg.
Blake accepte volontiers de partager les personnages de Roald Dahl, même s’il se sent « un peu propriétaire du BGG, m’avoue-t-il dans son studio de l’ouest londonien, pour avoir fait partie de l’aventure dès le début, pour ainsi dire ». Mais illustrer ou adapter un livre, poursuit-il, « c’est comme mettre en scène une pièce ou jouer une partition ». Les mots et les notes restent les mêmes, mais l’interprétation peut varier.
Sa relation avec Roald Dahl a débuté par une poignée de main dans le bureau de son éditeur, alors que six des livres de celui-ci avaient déjà été publiés et illustrés aux États-Unis. Pour les deux premiers livres sur lesquels Blake a travaillé, L’Énorme Crocodile et Les Deux Gredins, l’interaction entre l’auteur et l’illustrateur a été quasi inexistante. À la suite d’un échange de messages, Blake a dû reprendre la barbe de Compère Gredin, Dahl lui ayant rappelé que « ses poils formaient des épis hérissés comme les poils d’une brosse à ongles ».
C’est au cours du travail sur le BGG qu’est née leur amitié. Les deux premiers jeux d’illustrations ont été rejetés par l’auteur, qui en souhaitait davantage. Blake rend alors visite à Dahl chez lui, à Gipsy House (La Maison des Gitans), à Great Missenden, un village situé dans le Buckinghamshire, au nord-ouest de Londres – maison qui abrite aujourd’hui un musée en hommage à Roald Dahl et à ses créations.
À cette occasion, alors que les deux hommes débattent des dessins qui devaient accompagner le texte, Blake fait la connaissance de la famille et établit un lien entre le BGG et Dahl, « lui aussi très grand, et qui soufflait à sa façon des rêves dans la chambre des enfants ». Il découvre aussi la relation entre Dahl et sa petite-fille Sophie, qui donne son nom à l'héroïne de l'histoire. Sa vision du géant s’en trouve changée. Au départ, il l’avait plutôt dessiné comme un clown, avec un visage comique. « J’ai alors compris que le personnage avait une dimension plus profonde que ce que j’avais d’abord perçu. Il a un côté très humain. » Le nouveau BGG est plus tendre. Le dessin qu’en fait Blake n’est pas, pour autant, un portrait de Dahl (qui n’avait ni ses rides ni ses grandes oreilles), mais il a quelque chose d’un grand-père. « Les Deux Gredins est une histoire très noire, avec un humour grinçant – que les enfants adorent. Mais le BGG met en scène un univers merveilleux, chargé de mystère, dit Blake. Un univers bien plus sympathique. C’est l’histoire d’une vraie relation. »

Ils discutent aussi, comme on le sait, des vêtements du BGG. Au départ, il portait un tablier d’artisan en cuir, avec des bottes en caoutchouc, mais Dahl fait remarquer que le tablier « devait le gêner ». Le tablier est troqué contre un gilet, mais la question des chaussures reste en suspens, jusqu’au jour où Blake reçoit un colis par la poste. Avec une vieille sandale de Dahl à l’intérieur.

S’ensuivent une dizaine de collaborations – dont Matilda et Un amour de tortue – jusqu’à la mort de Dahl en 1990. À ce moment-là, Blake se sent assez familier de l’univers de son ami pour reprendre de lui-même ses six premiers livres et en refaire les illustrations. Ainsi, par exemple, il trouve seul la sérénité de Matilda. Il la dessine et redessine inlassablement, jusqu’à ce que son visage – au départ celui d’une enfant de quatre ou cinq ans – prenne insensiblement de l’âge, afin de mieux correspondre « pas tant à son intelligence qu’à ses dons surnaturels ». La vivacité malicieuse de Willy Wonka naît aussi sous le crayon de Blake. « J’ai dessiné Willy Wonka comme un lutin, parce que, une fois à l’intérieur de la chocolaterie, on bascule dans l’irréel, dans un univers de conte de fées. »

Alors que nous évoquons Un amour de tortue, le dernier livre que Blake a illustré du vivant de Dahl, sans soupçonner que sa mort était si proche, je contemple le petit balcon sur lequel ouvrent les portes-fenêtres, et je me laisse aller à penser à M. Hoppy. Le balcon de Blake donne sur un jardin privé, et foisonne lui aussi de plantes vertes, je peux presque imaginer Mme Silver en bas de l’escalier.

Le studio de Blake n’est pas envahi par les tortues, mais par des livres, des commodes à tiroirs, une table à tréteaux couverte de matériel à dessin et de couleurs, et un espace dégagé, une grande table lumineuse sur laquelle travaille Blake. Il dessine tous les jours, seul, et n’aime pas qu’on l’observe, même s’il est capable de dessiner en public avec une rapidité et une maîtrise stupéfiantes. Les rares personnes qui ont pu le voir travailler lui ont rapporté que son visage reflétait les mimiques des personnages qu’il dessinait.

Il compare d’ailleurs l’illustration au jeu théâtral, qu’il a aimé pratiquer au lycée et lors de son service militaire. Il ne dessine pas d’après nature. « J’invente tout, et pour cela, il faut ressentir les choses de l’intérieur. Sur mes dessins, les gens font des choses que je ne ferais jamais, mais ça ne m’empêche pas d’imaginer ce qu’ils ressentent. » Il pense que « l’illustration, plus que l’écriture, plonge ses racines dans l’expérience », et comme il s’agit d’incarner physiquement les personnages, « c’est intimement lié à votre propre anatomie ».

Blake, qui a dirigé le département Illustration du Royal College of Art de Londres, n’a pas lui-même été formé dans une école d’art : il a étudié la littérature anglaise à Cambridge. Mais il dessine depuis toujours et il n’a que seize ans lorsque son premier dessin est publié. Il a appris en étudiant les œuvres des dessinateurs qu’il admirait, tels Honoré Daumier, George Cruikshank ou encore l’auteur de bande dessinée, André François. Il a aussi puisé son inspiration dans les livres (autres que ceux de Dahl), les pièces de théâtre, les films. Ses sources d’inspiration sont éclectiques et ne se limitent pas à l’Angleterre. Il cite, par exemple, l’influence de Joseph Conrad pour son album Le bateau vert, et la pièce de Ionesco, Rhinocéros, pour Zagazou, dans lequel l’enfant se métamorphose en dragon cracheur de feu, puis en éléphanteau. Le mime qu’incarne Jean-Louis Barrault dans Les enfants du paradis l’a inspiré pour son album sans paroles, Clown.

Il n’est guère étonnant qu’un homme aussi ouvert aux influences étrangères ait pu donner naissance à une œuvre appréciée dans tant de pays différents. Comme le BGG de Roald Dahl, il franchit les frontières à la vitesse du vent.

 

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