Entretien avec Anne-Laure Bondoux

Dans L'aube sera grandiose, une femme racontait son enfance et celle de sa mère à sa fille. Ici, c'est un homme qui se penche sur l'histoire des autres hommes de sa famille. Pourquoi le sujet de la transmission vous passionne-t-il ?

Ce qui me passionne, ce sont les histoires que nous nous racontons sur nous- mêmes. Nous construisons nos identités à partir d'un récit souvent inconscient, hérité, avec lequel nous entrons en résonance ou en conflit. En tant que romancière, ce rôle majeur de la narration et son impact sur le réel m'intéresse évidemment. Dans ce roman, j'ai cherché à saisir ce que les pères projettent sur leurs fils, et ce qui hante la mémoire des hommes. J'ai imaginé la famille Balaguère en prenant appui sur l'histoire de ma propre famille où les guerres du 20º siècle ont laissé tant de traces : des orphelins, des alcooliques, des hommes violents. Et surtout, beaucoup de non-dits Or, c'est dans les silences que se cachent les souffrances, les hontes, les peurs, les dénis, les ressentiments : tout ce qui fait le terreau de la volonté de vengeance et la répétition de la violence. C'est très romanesque, bien entendu !

« C'est cet effort de vérité - ou de lucidité - que fait mon narrateur. Il accepte de se montrer tel qu'il est : un homme non-conforme et vulnérable. »

Peut-on dire que la question majeure que pose ce texte est : « D'où vient la violence des hommes ? »

À chaque génération, des attentes très fortes pèsent sur mes personnages. La société, la nation et la famille les désignent pour remplir des devoirs considérés comme virils: reprendre la terre et la ferme familiales, être des héros à la guerre, engendrer un héritier, s'élever dans la hiérarchie sociale, etc. Or ils n'arrivent pas à faire coïncider ces attentes extérieures avec leurs véritables aspirations. Cet écart crée une déchirure silencieuse, une souffrance qu'ils ne peuvent pas verbaliser. Ils se sentent défaillants, et par conséquent, décevants. C'est de cette déception que nait, je crois, leur violence. Ils la retournent ensuite contre leur entourage et contre eux-mêmes, dans un cycle infernal de destruction et d'auto-destruction. Jusqu'à ce que l'un d'eux ait enfin le courage de remettre le système en question. C'est cet effort de vérité - ou de lucidité - que fait mon narrateur. Il accepte de se montrer tel qu'il est : un homme non-conforme et vulnérable.

« Si nous continuons de glorifier les dominateurs, les oppresseurs, nous courons collectivement à notre perte... »

Ce roman fait traverser au lecteur plus d'un siècle et lui permet de re-découvrir les enjeux majeurs de chaque époque. Pourquoi était-ce important d'ancrer l'histoire de cette famille dans la grande Histoire ?

Je pense que ce qui est valable pour un individu l'est également pour un groupe un pays. Au moment où nous vivons collectivement de grandes crises, j'ai envisagé mon roman comme un voyage express à travers le temps, comme une expérience qui donnerait aux lectrices et lecteurs d'aujourd'hui la sensation d'être reliés aux crises des époques passées. Paradoxalement, cela me semble assez réconfortant. Car, si je ne crois pas qu'on puisse faire table rase du passé, je crois qu'on peut créer du neuf à partir de ce qui est transmis et changer de regard. J'ai envie de rester à l'écoute des propositions de la jeune génération qui questionne tous azimuts les modèles de la mienne. J'y vois une façon de chercher à s'émanciper de schémas répétitifs justement. Or, comme le dit mon narrateur, si nous continuons de glorifier les dominateurs, les oppresseurs, nous courons collectivement à notre perte... Ce roman est une façon d'inviter les hommes à valoriser ce qui a été si longtemps désigné comme des faiblesses (la sensibilité, l'empathie) pour en faire une force. 

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