Le mystère de la rose-cumulus

Par Richard Normandon

 

La fête s’achevait un peu trop tôt aux yeux d’Hermès, mais elle avait été un grand succès. Tous les Olympiens étaient venus admirer la nouvelle création de Chloris, la reine des fleurs, profitant de cet événement mondain pour rivaliser d’élégance. Zeus avait mis sa couronne de grêle éternelle. Sa fille Athéna avait troqué son habituelle cuirasse contre une robe de soie ravissante, brodée de plumes blanches de chouette hulotte, et même Arès, le dieu guerrier pourtant peu habitué au raffinement, avait fait incruster des diamants noirs au poignard de bronze qu’il accrochait toujours à sa taille.
   – C’est une rose-cumulus, expliquait fièrement Chloris aux invités. Ma plus belle invention, j’espère, mais aussi la plus difficile. Il m’a fallu des mois pour la réaliser, et l’aide de Zeus m’a été bien utile.
   – Je comprends mieux pourquoi mon mari était aussi souvent absent, ces derniers temps, marmonna quelqu’un près d’Hermès.
   C’était Héra, femme éternellement jalouse de Zeus. Même le paon albinos qui l’accompagnait avait la queue basse et l’air renfrogné. Tous deux tournèrent ostensiblement le dos à la rose-cumulus.
   La fleur était pourtant une merveille qui suscita un grand enthousiasme dans la salle d’apparat de l’Olympe. En haut d’une très longue tige sans épines, des pétales de nuage, translucides et brumeux, s’arrondissaient autour d’un soleil de pistil jaune – un condensé de ciel et de légèreté. Pour la protéger des mains trop curieuses, Chloris avait posé le pot de fleur sur un piédestal, veillant parfois à en ratisser délicatement la terre pour l’empêcher d’étouffer les racines.
   – Oui, ce n’est pas mal, commenta Déméter, la déesse de la nature, dont Chloris attendait le jugement avec impatience.
   Elle caressa du bout des doigts son magnifique moineau aux ailes et au bec dorés, joyeusement dressé sur son épaule, et dont le pépiement égayait parfois le brouhaha des conversations.
   – Bien sûr, continua-t-elle avec une moue un peu dédaigneuse, cette rose ne vaut pas l’orchidée de neige ni le mimosa-tigre que j’ai récemment créés.
   – Oh, ma sœur ! répliqua Aphrodite en secouant en tous sens les deux minuscules bébés autruches aux plumes ébouriffées qu’elle portait dans ses bras. Mais c’est une fleur fabuleuse, voyons ! Et je paierais cher pour en planter dans les jardins de mon temple, en Sicile.
   Chloris eut l’air embarrassée.
   – C’est que… je suis désolée, Aphrodite, mais je ne l’ai conçue que pour moi. Et pour le mariage qui m’attend bientôt.
   La déesse de l’amour poussa un cri strident et ses autruchons sursautèrent.
   – Un mariage ? Et c’est seulement maintenant que tu m’en informes ! Mais avec qui ? Je n’ai pas souvenir de t’avoir aidée à conquérir un cœur, récemment.
   Tout autour, les Olympiens cessèrent de parler.
   – Avec Zéphyr ! s’exclama Chloris en sautant au cou de son futur mari. Il fallait bien une rose-cumulus pour fêter l’union d’un dieu-vent et de la reine des fleurs !
   Tous applaudirent avec chaleur et vinrent féliciter les jeunes fiancés.
   – Eh bien ! roucoula Aphrodite à l’oreille d’Hermès. Qui l’aurait cru ? Dire qu’il y a un an encore, ma chère nièce Athéna me demandait un philtre d’amour pour séduire Zéphyr !
   Hermès ignora les commérages de sa tante pour aller féliciter son ami Zéphyr. Il lui semblait pourtant que quelque chose n’allait pas, qu’une ombre imperceptible assombrissait un peu la fête, et ses intuitions de détective le trompaient rarement.
   Une heure plus tard, les invités commencèrent à prendre congé. Déméter fit partie des premiers à quitter la salle d’apparat, sans même saluer les autres convives et sa belle-sœur Héra s’apprêtait à la suivre quand un vacarme soudain l’arrêta sur le seuil. Troublés par l’excès de nectar, deux Olympiens en étaient venus aux mains pour une raison obscure, et ils roulaient au sol en essayant de se ceinturer, renversant près d’eux un guéridon sur lequel reposaient des amphores et des coupes. Tout se fracassa au sol, la salle fut un court instant traversé par un clignotement doré. On se précipita pour séparer les deux bagarreurs.
   Mais au moment où le calme semblait revenir, Chloris poussa un cri de surprise en tendant un doigt vers la rose-cumulus : quelqu’un avait coupé la fleur, et il ne restait plus, en haut de la tige affaissée, qu’une goutte de sève d’un rouge vif.
   Les sens aussitôt en alerte, Hermès s’éleva en faisant frétiller les ailettes de ses sandales : il fallait agir vite, s’il voulait trouver le voleur avant que l’incident ne provoque une nouvelle cohue. D’une voix forte, il demanda à chacun de rester immobile et à Héra, debout sur le seuil, de fermer les portes de la salle pour que personne n’en sorte. Puis il alla se poser tout près du piédestal, où il trouva trois divinités seulement : Arès, Aphrodite et Athéna. Trois témoins précieux. Ou trois suspects potentiels.
   Il leur demanda s’ils avaient vu quelqu’un s’approcher du pot de fleur.
   Arès répondit du bout des lèvres à ses questions, totalement indifférent à l’incident, et plus occupé à vider à longs traits sa coupe de nectar en frottant fébrilement son armure de bronze.
   – Je n’ai rien remarqué, marmonna-t-il. Et de toute façon, je ne peux que féliciter celui qui nous a débarrassés d’une fleur aussi inutile.
   – Je t’avoue n’en avoir pas vu davantage, renchérit Aphrodite en roulant des yeux dans tous les sens. Le vacarme de ces deux ivrognes m’a fait si peur que j’ai caché mon visage dans les plumes de mes autruchons.
   Elle caressa nerveusement les pauvres bêtes et, quand Hermès s’aperçut que l’une de ses paumes était maculée de terre, elle s’empressa de cacher ses mains sous les plumes.
   – Ce n’est rien, expliqua-t-elle en rosissant. On m’a bousculée tout à l’heure pendant la cohue, et je n’ai pu me retenir de tomber qu’en mettant une main sur le pot de fleur.
   Hermès hocha la tête et se tourna vers Athéna.
   – Et toi, ma sœur ?
   L’auguste Olympienne eut un geste vague et désolé. Elle prit le temps de réfléchir, fronça les sourcils.
   – Hélas, j’ai été, moi aussi, troublée par l’altercation. Mais j’étais si près du piédestal que, si quelqu’un s’en était approché, je n’aurais pas manqué de le voir.
   Pour aider Chloris à descendre le pot de fleur, elle posa à ses pieds sa fidèle lance d’argent, dont la lame était rutilante et parfaitement propre. Hermès s’approcha de la plante pour l’inspecter de près : la tige avait été sectionnée net, sans aucune déchirure, et à la base de la coupure, il préleva un minuscule fragment d’or pur. Un demi-sourire effleura ses lèvres : l’enquête avançait.
   Malgré de vives réticences, tous les Olympiens furent ensuite fouillés et contraints de vider leurs poches, ôter leurs écharpes de plume et présenter les recoins de leurs armures. La tâche exigea presque une heure, et, à la surprise générale, rien ne fut trouvé nulle part, aucune trace de la rose, aucun pétale égaré. Où était passée la fleur ? Comment le coupable avait-il réussi à la faire sortir de la salle ?
   C’est alors qu’on découvrit sur la robe d’Héra, à l’arrière de l’épaule, une minuscule tache rouge vif, de la même couleur que la sève de la rose-cumulus.
   – Tu n’oserais pas me soupçonner, j’espère ! lança Héra en foudroyant Hermès du regard.
   – Oh, répondit le dieu, je me demandais juste comment le voleur a pu laisser tomber une goutte de sève aussi haut sur ta robe… et sans que tu t’en rendes compte.
   Son visage rayonnait tout à coup.
   – Eh bien, ma chère Chloris, tout est clair à présent !
  – Tu sais la vérité ? demanda la reine des fleurs.
  – Évidemment. En procédant avec méthode et par élimination, je ne vois qu’un seul coupable possible, et qu’une explication à ce mystère.