Chronique

Publié le 16/01/2020

En tête à tête avec Isabelle Pandazopoulos

Trois filles en colère - Isabelle Pandazopoulos

Quelles sont les sources d’inspiration de ce roman ?

Il se trouve que je suis née en France d’un père grec et d’une mère allemande. Je suis donc de fait liée à chacun de ces pays et à leur histoire et donc particulièrement sensible à l’Europe, à une identité européenne. Ce qui ne veut pas dire que je raconte ici l’histoire de ma famille ou de mes parents, qui est différente à bien des égards. J’ai adoré faire des recherches en bibliothèque, questionner des amies grecques, faire le voyage à Berlin… Un bonheur que l’écriture permet… avant de se mettre à écrire…

Vous avez choisi la forme épistolaire pour ce récit.
 Pourquoi ?

Je suis lectrice avant d’être écrivain. J’ai un souvenir ébloui des grands romans épistolaires du XVIIIe. Émerveillée par ma lecture des Liaisons dangereuses… J’ai encore la sensation de mon impatience, de ma fébrilité de lectrice, de ce lyrisme que la forme épistolaire permet, mais aussi du plaisir à être au plus près de la vie des personnages, dans le flux d’une vie qui est saisie et qui se donne à voir (de façon illusoire) dans l’instant.
 Et je crois, enfin, je me découvre de livre en livre, un goût pour des récits à voix multiples. Bien loin d’une littérature qui délivrerait une vision du monde unique et univoque. Bien loin aussi du bon sens et des vérités toutes prêtes. Comme si le monde, la vie, les gens et leurs histoires,
ne pouvaient être saisis que dans 
la pluralité de ce qu’ils sont, une manière de rendre palpable la complexité sans laquelle il n’y a pas de « vie vraiment vécue ».

Pourquoi avoir situé l’intrigue en amont des événements de Mai 68, dont le cinquantenaire sera bientôt célébré ?

Mai 68 était à la fois prévisible et totalement imprévisible.
 La révolte de Suzanne et de Magda grandit au rythme et à l’unisson
 du monde. Pour elles, Mai 68 surgit comme une question, brutalement, soudainement, comme tous les événements qui ne dépendent pas de nous. Pour la grecque Cléomèna, c’est un peu différent. Cet événement la ramène au contraire à toute son histoire familiale, au passé, à la lutte qui 
est celle de son peuple. C’est la nature même de ce qu’on nomme un événement. Il s’impose à nous, et il impose un changement, une autre manière de vivre et de penser. Comment naît la conscience politique ? Comment et pourquoi se sent-on concerné ? Le monde en 68 vibrait pour la liberté, rêvait d’une autre manière de vivre, d’autres rapports sociaux, etc. On caricature cette période qui a traumatisé le pouvoir en place, on en dit tout et son contraire et surtout on n’en finit pas d’essayer de lui donner un sens. Mais ça résiste et ça continue de résister. C’est sa force et c’est la force de toutes les révoltes. Moi, ce que j’ai vu et lu dans les archives, c’est d’abord une explosion de questions, de mots, de plaisir…
 et d’insolence !! Quelle joie !
 En étalant ce récit sur deux années, je voulais prendre le temps
 de déployer les doutes et les hésitations, les enfermements
 et les prises de conscience qui font de mes trois filles à la fin du roman des femmes aspirant à la liberté.

Pourquoi avoir élargi le récit à plusieurs pays d’Europe ?

Qui connaît aujourd’hui
 un peu d’histoire de la Grèce contemporaine ? Qui sait que
 les communistes ont été persécutés et déportés par ceux-là même 
qui avaient soutenu l’Allemagne nazie pendant la guerre ?
 C’est la première raison. On ne connaît rien de l’histoire de nos voisins. Or il me semble qu’on ne peut envisager de construire une identité européenne sans raconter des histoires… Qui sommes-nous ? Qu’est-ce qui nous lie ? Qu’est-ce qui nous fonde ? Mais aussi qu’est-ce qui nous sépare ?
 Cela m’a amusée de constater qu’à une même époque, les communistes en Allemagne inventaient la surveillance de tous les citoyens, tandis que les communistes grecs incarnaient la lutte et la résistance contre le fascisme et la dictature des colonels. Il me semble que, pour nous adultes, mais plus encore pour la jeunesse, ces faits européens éclairent
 les mouvements qui agitent notre continent aujourd’hui.

Les principaux personnages
 du roman sont essentiellement des femmes. Sur plusieurs générations. Pour quelle raison ?

Mai 68, c’est aussi (et surtout), en tous les cas pour moi, la naissance du mouvement féministe… Les mentalités changent, le plaisir, la liberté, le travail des femmes, l’égalité, sont au cœur des discussions dans tous les lieux où la jeunesse se rencontre. Ce combat-là est toujours à mener. Alors debout ! Qu’on se le dise…
On ne reviendra pas en arrière sur le droit que les femmes ont acquis, (pilule, avortement y compris). Et on lutte, et on continue de lutter, pour que reculent et se taisent enfin tous ceux qui voudraient qu’il en soit autrement !

Le livre est à la croisée des chemins entre fiction historique, photographie d’une Europe de la fin des années 1960, roman de l’intime, plaidoyer pour la liberté. Comment le présenteriez-vous à vos lecteurs ?

Un roman qui serait au plus près du mouvement de la vie où se mêlent tous les jours tous ces éléments-là… Peut-être que de manière plus secrète, il y est question du lien. L’amitié qui existe entre « mes » trois filles perdure au-delà des séparations, au-delà des frontières, au-delà des conflits. Les lettres s’écrivent pour pallier l’absence… C’est aussi un livre qui raconte une belle histoire d’amour… impossible, mais tellement intense
 et lumineuse, comme le sont les vraies histoires d’amour.
 Alors, je crois que je dirais à mes lecteurs que c’est un livre qui cherche à explorer le plus librement possible, les chemins qui mènent
 à la liberté, celle à laquelle chaque être humain aspire.

Vous y abordez les thèmes
 de l’éducation des femmes et leur émancipation dans la société, 
de la menace des extrémismes
 qui grondent, d’un certain idéal européen, mais avant tout, de 
la liberté sous toutes ses formes. Voulez-vous délivrer un message ?

Absolument ! Même si j’espère 
que ce roman ne donne pas de leçons… Je voudrais juste qu’on soit gagné par son souffle… Qu’on en sorte vivifié, léger, contestataire, enthousiaste… Qu’un peu de cette joie, de cette insouciance et de cette insolence d’hier nous portent aujourd’hui vers demain.

Vous avez souhaité que
 des photos, cartes, articles 
de journaux, documents d’époque, lettres et cartes postales manuscrites ponctuent ce récit épistolaire. Dans quel but ?

Le livre, ce livre-là, est un objet
 en soi… Il me semble qu’il est vivant. Et plus moderne comme ça, même s’il parle du temps d’avant… Le monde tel qu’il se montre est pluriel. L’histoire pour se construire est faite de traces, de mots écrits, qui sont autant de témoins d’une époque…
 Mes parents sont des exilés.
 Mes grands-parents plus encore… Ils sont tous arrivés avec leur
 valise. C’était tout ce qu’ils avaient pu garder de leur histoire, de leur pays… Et moi j’adore les valises…
 et les lettres…

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