Actualité / Entretien

Publié le 08/03/2021

"Les Enfants des Otori" : entretien avec Lian Hearn

À l’occasion de la publication d’un nouveau roman de sa série emblématique, la romancière britannique Lian Hearn revient sur près de 20 ans d’écriture.

 

Lian Hearn
© David Henley

Lorsque vous avez commencé à écrire Le Clan des Otori, pressentiez-vous que la série s’étofferait autant ?
Non ! En finissant d’écrire le premier livre, j'avais réalisé que l'histoire de Takeo et Kaede prendrait trois tomes. Une fois cette trilogie terminée, je n’avais pas l’intention de poursuivre mais je pensais sans cesse aux héros, à leur passé, à leur avenir… En 2002, j'ai passé trois mois au Japon pour un autre roman. De retour dans le paysage du Clan des Otori, les voix des personnages sont devenues de plus en plus insistantes et j'ai commencé à écrire l'histoire de Shigeru, Le Fil du destin, puis Le Vol du héron, qui emmène Takeo jusqu’à la fin de sa vie. Quelques années plus tard, un fan canadien m'a suggéré d'écrire sur Takeyoshi, le héros légendaire et fondateur du clan Otori. Une chose en amène une autre et c'est ainsi que mon écriture va ! Je n'ai pas de plan général, je suis l'histoire là où elle me mène.

Revenons aux origines. Quelles légendes occidentales, asiatiques et mythologiques vous ont inspiré ?
Enfant, je lisais des légendes grecques et romaines, des contes scandinaves et des histoires sur le roi Arthur. Je les ai lues et relues et je me suis probablement imprégnée de leur style narratif. Dans mes lectures japonaises, j'ai été influencée par des contes de guerriers de la période médiévale ainsi que par le kabuki. Le Japon possède aussi un trésor de programmes télévisés historiques, de films sur les samouraïs… Ils ont eu une importance considérable pour moi. J'ai aussi aimé lire un manga historique, j’étais sensible à la représentation de la violence, aux angles de vue presque cinématographiques, à la façon dont la beauté côtoie la mort.

Des clans qui s'affrontent, des personnages complexes... Avez-vous le sentiment aujourd’hui de maîtriser les ficelles d'un vaste univers et d’une armée de personnages ?
Quand je regarde les onze livres, je n’en reviens pas. C’est comme si je n’avais été qu'un simple canal : je mets mes compétences littéraires au service des personnages et ensuite, je les suis. Ils restent un mystère pour moi. Un des grands mystères de l'écriture, je crois…

Que voulez-vous chuchoter à l'oreille du lecteur français qui s’apprête à se plonger dans Les Guerriers orphelins, le livre 1 des Enfants des Otori ?
Soyez prêt pour un nouveau type de héros. Ne vous laissez pas tromper par le fait qu'il soit encore un enfant… Il est l'observateur d'un monde d'adultes.

"Même sans parents, un enfant grandit". Pourquoi avez-vous choisi de placer ce proverbe japonais en exergue ?
Cette phrase très simple a plusieurs sens. D'une part, l'absence ou la négligence des parents ne signifie pas qu'un enfant ne peut pas surmonter ce passé, grandir et avoir une vie riche et épanouie. D'autre part, un enfant naît dans une communauté, même si ses parents disparaissent, il sera élevé par la communauté. Ainsi les parents de Sunaomi ne sont plus là, mais des personnes de son entourage prennent soin de lui… Je m’intéresse beaucoup à la façon dont l'éducation de mes personnages façonne leur vie d'adulte.

Sunaomi, le fils d’Arai Zenko, a une grande place. Pourriez-vous dresser son portrait ?
Il ne ressemble à personne, avec son apparence androgyne et un air de personnage d'animé. Il est léger, rapide, mais n'a pas une grande force. En vieillissant, sa personnalité devient plus légère : il semble s’intéresser davantage aux beaux habits, à son cheval et à son chien qu’aux ambitions traditionnelles des guerriers. Mais ces apparences sont trompeuses ! Il fait preuve d’endurance et de résilience… Le pire lui est déjà arrivé et il n'a peur de rien.

Ce roman se concentre sur les héritiers. La mémoire de Takeo est-elle lourde à porter pour ses descendants ?
Le fils de Takeo, Hisao, a toujours eu une vie bien à lui. J'aurais aimé lui offrir une forme de rédemption mais il m'a fait comprendre qu'il ne changerait pas. On lui offre les mêmes opportunités que Sunaomi et il fait des choix différents. Les filles de Takeo, Shigeko et Miki, ont l'énorme avantage d'avoir une enfance heureuse et stable, donc quoi qu'il leur arrive, elles ont une grande force en elles.

Il y a toujours beaucoup d'attentes autour de Kaede. Elle a de nombreux fans ! Comment avez-vous abordé ce personnage féminin ?
J'ai toujours senti que Kaede était profondément abîmée par sa situation d'otage maltraitée et par la mort de sa mère. Elle a dû être forte alors qu’elle porte en elle une grande fragilité. Elle trouve une forme de paix dans les derniers livres. Elle devient sage et puissante, se réconcilie avec ses filles et considère Sunaomi comme son fils.

Depuis le début, vous créez des lieux et des paysages en jouant avec la réalité et votre imagination. Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur ce travail de création ?
Mon paysage est fondé sur un paysage réel, mais modifié par mon imagination. Les montagnes sont plus hautes, les rivières plus profondes et plus rapides, les hivers plus froids. Par exemple, j'ai été très influencée par mon séjour dans la préfecture de Yamaguchi. Ainsi, le temple de Terayama est inspiré en partie par le temple Joueiji et son jardin souvent décrit comme mystique. Lorsque je l'ai découvert, j'ai été frappée par cet atmosphère singulière et j'ai utilisé ce ressenti pour inventer Terayama.

Vous avez partagé des photos de vos carnets sur Facebook. Comment travaillez-vous ?
J'écris à la main dans des carnets de 240 pages reliés en spirale. Quand je commence un roman, j'ai une vague idée de sa direction, de certaines scènes clés et de mes personnages principaux… Je prends des notes sur des situations ou sur des recherches de fond. Je dessine des cartes et des plans de maisons et de villes. Dans ma première ébauche, je laisse presque tout entrer, "pour voir ce qu’il va se passer". Ensuite, je reprends, je fais un plan, j’y intègre une chronologie afin de savoir quelles sont les saisons, de calculer combien de temps mes personnages mettent à voyager d'un endroit à l'autre… Je tisse les détails qui contribuent à la richesse de l’univers. La plupart de ces carnets se trouvent dans les archives Lu Rees de l'université de Canberra.

Le livre 2 des Guerriers orphelins arrivera bientôt en France. Avez-vous terminé la série ?
À un moment, j'ai pensé à une série entre Shikanoko et Le Clan des Otori. Parfois, je ressens une vague de tristesse à l'idée qu’elle ne sera jamais écrite. Mais je n'ai pas l'énergie pour me lancer, et je profite de la liberté de ne pas être obsédée par une histoire jour et nuit ! J'aime mon dernier tome  autant, sinon plus, que tout ce que j'ai écrit, et je suis donc heureuse de partir sur une bonne note.

Une adaptation de la bande dessinée sort en France. Qu'avez-vous ressenti en la voyant ? Y avez-vous retrouvé "votre" Japon ?
Cela m'a immédiatement rappelé l'excitation ressentie lors de l’écriture du premier livre. Les paysages et les décors sont tous tels que je les ai imaginés. L'utilisation de la couleur est particulièrement impressionnante. Le scénario présente merveilleusement bien l'histoire en termes visuels. Dans les derniers livres, il a été révélé que Kenji, et la famille Muto, ont un lien étroit avec les renards, donc l'image du renard est parfaitement logique.

Le scénariste français s'est servi d’estampes japonaises pour créer ses propres références. Vous aussi, l'art japonais vous a inspiré. Comment expliquez-vous que l'art soit si souvent source de nouvelles créations ?
Pendant que j'écrivais, je passais beaucoup de temps à regarder des estampes sur bois, des céramiques et des textiles. J'aime la façon très directe dont l'art nous parle sans qu'il soit nécessaire de recourir à la langue ou à la traduction. L'écriture est une tentative de capturer quelque chose de cette conversation pour en transmettre le sentiment aux lecteurs.

Quel est votre lien avec le Japon aujourd’hui ?
Je trouve ce pays toujours aussi fascinant, sa culture riche et intrigante, mais peut-être que mon obsession est un peu moins forte. J’essaye de m’y rendre le plus souvent possible. À la campagne ou dans les montagnes, je sens l’univers que j'ai créé planer sous la réalité du Japon. Mais lors de mes derniers voyages, j’ai réalisé que quelque chose avait changé : je ne suis plus tel un rapace à l’affût du moindre détail à utiliser pour enrichir mes histoires… Désormais, je peux me détendre et profiter du monde qui m'entoure. Mais je continue mon apprentissage de la langue et j'essaie de lire un peu de japonais chaque jour.