Entretien

Publié le 29/06/2020

Entretien avec Pierre-Marie Beaude

Pierre-Marie Beaude répond à nos question sur Récits de la Bible
14 juin 2017

Comment est née l’idée de ce livre Récits de la Bible ? 
Pour la collection Folio Junior Textes classiques, j’ai déjà travaillé sur cinq récits anciens. Quatre remontent au Moyen Âge. Le cinquième, L’épopée de Gilgamesh, est un très vieux texte retrouvé, sous forme de tablettes d’argile, dans les nombreux sites archéologiques du Proche-Orient. Avec cette épopée, j’étais culturellement assez proche de ma spécialité universitaire, à savoir le judaïsme ancien et les origines chrétiennes. L’idée de faire connaître quelques grands textes de la Bible est arrivée ainsi, j’allais dire naturellement. Comme L’épopée de Gilgamesh, la Bible fait partie du patrimoine culturel de l’humanité. Il était naturel de lui réserver une place dans la collection.

Comment les légendes reprises et adaptées ont-elles été choisies ? Pourquoi avoir retenu celles-ci en particulier ?
On dit que la Bible est le livre le plus traduit au monde. Cela ne signifie pas qu’il est le plus lu ! La connaissance des textes bibliques chez nos contemporains, et surtout parmi les jeunes générations, est extrêmement mince. Quelques flashes, souvent liés à des films ou des documents vidéos : Adam et Ève, le serpent et la pomme, l’arche de Noé, Moïse et la traversée de la mer Rouge. Il était bon de commencer par eux, car ce qui est totalement inconnu rebute le lecteur. Il faut partir de ce qu’il sait, ne serait-ce qu’un petit peu, pour ensuite élargir la perspective. J’ai donc repris les récits habituels, puis j’ai sélectionné quelques textes moins connus en recherchant ceux qui me semblaient aptes à être entendus par de jeunes lecteurs, par exemple David, Samson et Dalila, Jonas et sa baleine, ou encore le destin de la reine Esther.

De quelle façon intéresse-t-on les jeunes lecteurs d’aujourd’hui à des textes très anciens ? 
J'ai souvent fait l’expérience de raconter L’épopée de Gilgamesh à des classes de 6e et j’ai toujours été frappé par la qualité de l’écoute. Le récit, construit comme un voyage, avec des épreuves initiatiques, est d’une grande qualité. Je crois bien que les jeunes lecteurs sont plus proches de certains textes anciens que de notre littérature contemporaine, exception faite, bien sûr, pour certains titres. Souvent, les récits anciens ont une densité anthropologique – «humaine» si vous préférez – très étonnante. Ils touchent à l’essentiel.

Par exemple ? 
Par exemple l’histoire de Joseph vendu par ses frères. La Bible s’intéresse beaucoup aux histoires de frères. Elle y revient à plusieurs reprises, car elle sait qu’il est très difficile de bâtir une vraie fratrie. Il faut compter en effet avec les préférences irraisonnées des parents, les jalousies qui naissent vite entre frères et soeurs, les difficultés inhérentes au fait d’être le cadet ou l’aîné, le petit ou la petite dernière. Prenez l’histoire de Caïn et Abel. C’est la première occasion de fraternité qui survient dans la Bible et elle se traduit par un échec. En tuant son frère, Caïn se prive dès le départ de la possibilité d’avoir un frère avec qui partager l’aventure de la vie. Mais la Bible revient sur le sujet, avec Isaac et Ismaël, puis avec Jacob qui vole le droit d’aînesse à son frère Ésaü. Elle y revient très longuement dans l’histoire de Joseph, qui fait vivre au lecteur tous les stades : relations préférentielles entre parents et enfants, éclatement de la fratrie qui va jusqu’au désir de meurtre, réconciliation entre Joseph, devenu grand officier de Pharaon, et ses frères. Le tout dans un récit d’une très grande beauté littéraire.

Un autre exemple ? 
Oh, bien sûr. Je pense à la violence. La Bible la constate et la déplore au point que Dieu, désespéré de voir combien l’homme qu’il a créé est violent, décide de l’anéantir dans les eaux du Déluge. Toute la Bible est traversée par cette thématique. Comment gérer la violence ? Comment éviter qu’elle ne gangrène notre monde ?

Dans le patrimoine commun de l’humanité, quelles différences peut-on faire entre les récits mythologiques et les légendes bibliques ? 
Les grands mythes assyro-babyloniens et égyptiens correspondent à des siècles très anciens. Ils font déjà partie du patrimoine culturel quand les rédacteurs de la Bible commencent à écrire. On en retrouve donc des éléments ici et là dans leurs livres, mais au total très peu. Un mythe, c’est un récit de commencement, qui parle de naissance des dieux (théogonie), naissance du monde (cosmogonie), naissance des humains (anthropogonie). En promouvant un seul Dieu, la Bible élimine déjà les théogonies. Quand à la naissance du monde et des humains, elle y consacre quelques chapitres, surtout dans le premier livre. En revanche, les écrivains bibliques promeuvent le genre « légende » qui se centre plutôt sur les ancêtres, les grands hommes, les rois, les prophètes, les héros. Il existe plusieurs types de légendes. Les légendes « dorées », par exemple, qui célèbrent et exaltent l’enfance d’un grand personnage. Les légendes « explicatives », écrites pour rendre compte d’un nom de lieu, de l’origine d’un vieux sanctuaire, d’un rite immémorial. D’autres légendes tirent vers l’histoire, mélangeant des événements réels de la vie d’un personnage avec des éléments idéalisés.

Ces dernières peuvent conduire à une réflexion très réaliste sur les bons usages et les méfaits du pouvoir, sur le souci du peuple, des petites gens, etc. C’est le cas, par exemple, avec les récits sur David. Travailler sur un texte ancien et sacré impose-t-il une méthodologie particulière ? Si oui, laquelle ?
Le fait que vous parliez de «texte ancien et sacré» me permet de souligner un point très important, que l’on oublie souvent. En Occident, le « texte sacré » de la Bible est soumis à l’étude rationnelle depuis le XVIe siècle. Ce sont les Humanistes, tel Érasme, qui se lancèrent dans un travail gigantesque pour établir les textes de façon claire, en les débarrassant de ce que les siècles suivants avaient ajouté. Cette passion pour les éditions critiques de la Bible et pour la façon dont il fallait comprendre les textes, n’a pas cessé depuis. Elle a conduit à des affrontements très durs ; rappelons-nous Galilée, condamné par l’église romaine, au prétexte qu’il disait des choses contraires à la Bible. Aujourd’hui, les choses étant plus apaisées, il est possible d’étudier la Bible selon les règles de la grammaire, de l’histoire, de la littérature, que l’on soit croyant ou non. C’est une très grande richesse de la tradition occidentale d’avoir rendu possible cette étude scientifique.

L’époque et le contexte obligent-ils à quelques précautions dans l’interprétation et la restitution des textes religieux ? 
Nos contemporains ne vivent pas tous à la même heure dans leur vision des textes fondateurs, tels la Bible, le Talmud ou le Coran. À l’intérieur de chaque religion, il y a des mouvances conservatrices et des mouvances libérales. Chez les chrétiens, en particulier aux États-Unis, il existe un courant « créationniste », qui tient pour véridique le fait que Dieu a créé le monde en six jours. Mais vous trouverez aussi dans ce même pays de grandes universités où la pratique critique des textes bibliques est parmi les plus prisées du monde des chercheurs. Faire connaître les textes bibliques à des élèves suppose que l’on soit bien au clair sur le but de l’école : faire progresser les élèves par le savoir. C’est la meilleure façon de chasser les préjugés. Il n’y a rien que l’on juge plus mal que ce qu’on ignore.

 

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