ENTRETIEN
Publié le 17/02/2025
Rencontre avec Jean-Claude Mourlevat
Comment écrit-on une enquête policière ? Trouve-t-on les personnages d’abord, ou l’idée de l’intrigue ? Et comment faire pour que le coupable et le dénouement ne soient pas évidents dès le début de l’histoire ? L’auteur de Jefferson, Jean-Claude Mourlevat, a accepté de répondre à nos questions.
Pour commencer, qui est Jefferson ?
Jefferson Bouchard de la Poterie est un jeune hérisson, étudiant en géographie à l’université. Il vit seul dans sa maisonnette en lisière de forêt. Pour aller en ville, il prendl’autobus. Il est sensible, timide et très soigneux. Il adore ses parents, sa soeur Chelsea et Gilbert le cochon, son meilleur ami.
Pourquoi avoir choisi des héros animaux qui parlent et s’habillent comme des humains, plutôt que des humains tout court ?
Dans la vraie vie, on distingue deux catégories : les animaux humains, et les animaux non humains. Dans cette fiction qui s’appelle Je ferson, j’en invente une troisième : Jefferson et ses amis ont des têtes d’animaux, mais c’est pour la fantaisie, la liberté, la drôlerie. Jefferson n’a absolument rien d’un hérisson : il étudie la géographie. Son pote Gilbert est chauffagiste. Ce sont des jeunes gens. Je les nomme certes « animaux », ces habitants du petit pays où ils vivent rassemblés, mais dans mon esprit ils représentent plutôt une catégorie humaine qui me tient à coeur : celle qui réunirait les faibles, les discriminés, les di férents, lesmal-considérés, les moqués, les naïfs, les désarmés. On me dit que dans Jefferson les humains sontsystématiquement les méchants, mais je n’ai pas voulu cela.
Pourquoi avoir eu envie d’écrire une enquête policière ?
J’ai écrit à ce jour 19 romans et j’ai tâché de me renouveler sans cesse, de toucher à différents genres : le merveilleux, le fantastique, la science-fiction, les lettres, la nouvelle, etc. C’est une façon pour moi de ne pas m’ennuyer, de m’aventurer dans des territoires inconnus. Je ne suis spécialiste de rien. Le polar restait à écrire et je l’ai fait avec Jefferson. Un crime, une enquête ! Si on oublie que mes animaux se conduisent comme des humains, principe posé dès le départ, tout le reste est absolument réaliste.
Pour écrire ce roman, avez-vous d’abord pensé aux personnages ou à l’histoire ?
Je pars toujours des personnages et de la situation dans laquelle ils se trouvent au début du récit. Ensuite, nous avançons ensemble, eux et moi. Ils peuvent, selon leur nature, leur tempérament, faire rebondir l’histoire. Mais c’est tout de même moi qui reste capitaine du bateau. Si un personnage m’ennuie, m’encombre, il s’élimine de lui-même !
Dans un roman policier, il ne faut pas révéler tous les indices d’un seul coup. Comment faites-vous pour brouiller les pistes tout en laissant des indices ici et là ?
On m’a toujours dit que les auteurs de polar, les vrais, commençaient par la fin, que sinon c’était impossible de retomber sur ses pieds. Alors je me suis bien sûr empressé de faire le contraire. Il est toujours temps de revenir en arrière, de faire bouger un détail pour que ça colle, pour que la bonne idée qui vous arrive à l’improviste puisse être retenue et exploitée. C’est ce va-et-vient entre ce qui précède et ce qui va suivre qui fabrique au bout du compte une cohérence. Enfin, c’est ma façon de faire. Je peux me permettre cette liberté parce que l’intrigue n’est jamais trop complexe, dans Jefferson. Je préfère me concentrer sur les personnages, les dialogues, l’humour.
Jefferson est parfois un peu froussard mais il peut aussi se montrer très courageux. Pour vous, quelles sont les qualités nécessaires pour bien mener une enquête ?
Oui, Jeffeson est à ma connaissance le seul enquêteur de polar à se faire pipi dessus quand c’est
chaud. Mais il ne se défile jamais et c’est ça le vrai courage. Il ne peut pas compter sur sa force physique. Il lui faut toujours ruser, improviser, inventer. C’est peut-être pour cela que les lecteurs l’aiment bien : ses 70 centimètres les rassurent. Ils ou elles se mettent facilement à sa place. Mais Jefferson a aussi des qualités indéniables. La première, c’est son intelligence. Une autre, c’est son intuition. Et il est d’une grande humanité. Il est modeste aussi : « Gilbert et moi sommes des détectives d’un niveau moyen, nous comptons énormément sur la chance, en fait. » Comment ne pas l’aimer quand il parle comme ça ? Moi-même, j’ai une grande tendresse pour lui.