Entretien

Publié le 06/07/2020

Roald Dahl, une histoire bizarre, bizarre

Retour sur la vie de Roald Dahl
23 juin 2016

ROALD DAHL,
UNE HISTOIRE BIZARRE, BIZARRE
Donald Sturrock
Traduction Marie Leymarie

19 septembre 1940. Un petit biplan monomoteur de la RAF vole en direction du sud-ouest dans le désert libyen. Les derniers rayons du soleil embrasent le sable rougeoyant. Le pilote vole à basse altitude. Il voudrait rejoindre son escadrille, mais il ne parvient pas à localiser la piste d’atterrissage, camouflée. Il est presque à sec et la nuit va bientôt tomber. Il n’a pas le choix, il doit faire un atterrissage forcé. Il rase le sol caillouteux, cherchant désespérément un endroit plat pour se poser. Hélas ! il ne trouve rien.

Le soleil disparaît à l’horizon. Il tente alors le tout pour le tout, freine et se pose à 130 km/h, priant pour que les roues ne rencontrent pas d’obstacle. Mais la chance n’est pas avec lui. Le train d’atterrissage heurte un rocher et c’est l’explosion. Le nez de l’avion se fracasse contre le sol, le pilote est violemment projeté contre l’habitacle. Le nez enfoncé, le crâne fracturé, il perd conscience. L’avion prend feu.

Par miracle, Roald Dahl survit à cette nuit-là, même s’il gardera toute sa vie les séquelles de l’accident. Cependant, l’homme qui a écrit les livres pour enfants les plus célèbres du XXe siècle – Charlie et la chocolaterie, Le BGG, Les Deux Gredins et Matilda – confiera souvent que ce « formidable coup sur la tête » a changé à jamais sa personnalité. Il se demandait même si, étrangement, ce n’est pas ce qui avait fait de lui un écrivain.

Cent ans après sa naissance, le 13 septembre 1916, les histoires de Dahl continuent à captiver. Depuis sa mort, en 1990, les ventes de ses livres n’ont cessé d’augmenter. Ils ont été traduits en 58 langues, avec des ventes globales dépassant les 200 millions d'exemplaires. Des auteurs contemporains, tels J. K. Rowling ou David Walliams, ont reconnu leur dette envers Dahl, tandis que des réalisateurs aussi différents que Tim Burton, Wes Anderson et Steven Spielberg ont élargi le champ de sa magie. Résultat, l’humour grinçant et la fantaisie de Dahl exercent une attraction encore plus puissante aujourd’hui qu’à son époque.

Et pourtant leur créateur, cet étrange géant qui avoisinait les deux mètres et qui passa l’essentiel de sa vie dans une modeste maison dans la campagne du Buckinghamshire, aura, par bien des aspects, cheminé à reculons vers cette destinée exceptionnelle.
Son enfance est particulière. Ses deux parents, norvégiens, avaient refait leur vie à Cardiff. Son père, Harald, armateur prospère, meurt de pneumonie quand Dahl a trois ans, laissant sa femme, Sofie Magdalene, élever seule leurs six enfants.

Par chance, la famille a de l’argent et Sofie Magdalene une forte personnalité. Dahl a plus tard écrit qu’elle avait été « sans aucun doute la personne qui a eu sur [s]a vie une influence primordiale ».
En 1925, à l’âge de neuf ans, Dahl devient pensionnaire à la Saint Peter Preparatory School, à Weston-Super-Mare, puis à Repton, dans un collège privé typiquement anglais. Il ne s’y plaît guère, mais y reste jusqu’à ses dix-sept ans. À la grande déception de sa mère, il décide alors de ne pas entrer à l’université, mais d’intégrer une compagnie pétrolière, dans l’espoir d’être envoyé dans des pays exotiques.

Et en effet, en 1938, il est transféré à Dar es-Salaam, en Tanganyika, – aujourd’hui Tanzanie –, en Afrique de l’Est. Là, il se retrouve désœuvré, sans « rien à faire, sinon transpirer », et mène, selon ses propres mots, la « vie ridicule d’un jeune pukka sahib aux derniers jours de l’Empire britannique ». Il remporte des compétitions de golf. Au club de Dar es-Salaam, il agace les Allemands en tirant des fléchettes sur une photo d’Adolf Hitler. Et il boit. Parfois énormément.

Tout bascule lorsque la guerre est déclarée et qu’il décide d’intégrer la RAF. Il s’écrase avec son biplan Gloster Gladiator le jour même de son entrée en service, et mettra six mois à se rétablir. Mais il repart voler en Grèce et en Palestine où, en 1941, il abat plusieurs avions ennemis aux commandes de son Hurricane Mark I. Malheureusement, des évanouissements répétés l’obligent à rentrer en Angleterre.
Il est rapidement envoyé à Washington, où il travaille pour la RAF en tant qu’assistant de l’attaché de l’air à l’ambassade d’Angleterre. Le jeune pilote impertinent devient diplomate. Presque par hasard, il se met à écrire des nouvelles inspirées de ses expériences de vol, dont la première paraît, non signée, dans le Saturday Evening Post. Le public américain tombe sous le charme. Walt Disney lit l’une d’entre elles, intitulée Les Gremlins, et décide d’en faire un film. Le jeune et fringant attaché mène bientôt la grande vie à Hollywood, écrit des dialogues pour les animateurs de Disney, se promène au bord de la piscine avec Hoagy Carmichael, auteur de chansons et acteur, et danse avec Ginger Rogers au mariage de Dorothy Lamour. Même si Disney renonce finalement à son film, Steven Spielberg en réalisera une libre adaptation en 1984.

Dahl était un non-conformiste. Il se décrira lui-même, plus tard, comme un « clown » qui utilisait son charme et son humour pour accéder à des lieux où il n’aurait jamais dû mettre les pieds, et poser des questions que personne d’autre n’aurait pu se permettre.
Il est invité dans sa maison de campagne par le président Roosevelt car sa femme a beaucoup aimé Les Gremlins et il joue au tennis avec le vice-président, Henry Wallace. Il est alors recruté par les services de renseignements anglais pour glaner des informations grâce à ses relations. Il devient l’ami de Ian Fleming, futur créateur de James Bond. Le diplomate se mue quasiment en espion, chargé de répandre la propagande britannique destinée à s’assurer le soutien des États-Unis tout au long de la guerre.

Dahl profite de la vie. Il fréquente l’actrice glamour Nancy Carroll, entretient une liaison avec Annabella, la femme de Tyrone Power, et déguste des homards avec Noël Coward. Mais ce qui l’intéresse le plus, c’est l’écriture. Il refuse souvent des invitations à des dîners ou des fêtes, préférant rester chez lui, à écrire des nouvelles qui mettent en scène ses exploits d’aviateur.
Son premier recueil de nouvelles, À tire-d'aile, paraît en 1946. Il a alors vingt-neuf ans. Un peu plus tard cette année-là, il quitte l’Amérique pour rejoindre sa mère, dans la campagne du Buckinghamshire, et élit domicile sur une colline près de Great Missenden, dans la maison où habitera plus tard le Premier ministre anglais, Harold Wilson.

Puis ils déménagent sur High Street à Old Amersham, où il mène une vie simple et campagnarde. Quand il n’est pas occupé avec ses lévriers de course, il travaille à un roman de science-fiction apocalyptique – le premier roman sérieux qui met en scène un monde détruit par un holocauste nucléaire.

Les critiques, néanmoins, ne lui réservent pas un bon accueil. Aussi, quand son éditeur lui refuse son roman suivant, en 1951, Dahl repart aux États-Unis. Il a alors trente-cinq ans, il n’est pas marié, et sa carrière littéraire semble dans une impasse.

Et pourtant, il ne lui faut pas plus de deux ans pour se remettre en selle. Il écrit à présent des nouvelles pour le New Yorker et la BBC, cette fois avec des chutes à l’humour grinçant, qui constitueront le célèbre recueil Bizarre, bizarre. Alfred Hitchcock et d’autres se les arrachent, en particulier Coup de gigot, dont l'adaptation pour la télévision par Hitchcock lui-même rencontre un vif succès. La presse américaine lui décerne le titre de « maître du macabre ».

En 1953, il se marie avec Patricia Neal, une des actrices les plus belles et les plus célèbres de sa génération. Les voilà devenus un couple de stars. L’année suivante, il achète un cottage tout près de sa mère, à Great Missenden. Il le renomme Gipsy House (Maison des Gitans) et y passera le reste de sa vie. En 1955 naît sa première fille, Olivia, suivie par Tessa en 1957 et Theo en 1960. La carrière de Pat est florissante, tandis que les royalties de Bizarre, bizarre, affluent. À quarante-cinq ans, Dahl semble connaître la gloire, la fortune et le bonheur.

Puis, en 1960, survient le premier drame. Âgé de cinq mois, Theo est projeté contre un bus quand un taxi new-yorkais perd le contrôle de sa trajectoire et arrache le landau des mains de sa nounou. Le bébé souffre de graves blessures à la tête, mais survit.

Deux ans plus tard, la fille aînée de Dahl, Olivia, meurt de la rougeole à l’âge de sept ans. Et trois ans après, alors qu’elle est en train de tourner à Los Angeles, sa femme Pat est victime d’un grave AVC. Elle vient juste de recevoir un oscar pour son rôle avec Paul Newman dans Le plus sauvage d’entre tous et elle est enceinte de leur dernière fille, Lucy.

La mort d’Olivia manque le terrasser, mais il affronte les deux autres drames avec un courage sans faille. Constatant que la valve qui permet d’évacuer le trop-plein de liquide du crâne de son fils ne cesse de se boucher, il en invente une plus fonctionnelle. Et quand les médecins lui annoncent que sa femme risque fort de rester paraplégique, il refuse de les croire et met au point une méthode intensive, faite de stimulations quotidiennes, qui aboutira à l’extraordinaire rétablissement de Pat. Trois ans après son AVC, elle est de nouveau nominée aux oscars pour The Subject was Roses.
Pendant toutes ces années, Dahl est soutenu par sa capacité à s’évader dans un autre monde – celui de son imagination. Il a construit une remise au fond de son jardin à Great Missenden (elle fait aujourd’hui partie du musée Roald-Dahl), et c’est là qu’il s’attelle enfin à l’écriture de livres pour la jeunesse.


Alors qu’il invente chaque soir des histoires pour ses enfants, germe en lui l’idée d’un fruit qui ne cesse de grandir. C’est le thème de son premier roman James et la grosse pêche, publié en 1960. Quatre ans plus tard, il termine le deuxième, Charlie et la chocolaterie.
Les deux romans deviennent instantanément des best-sellers aux États-Unis, alors même que les plus grands éditeurs anglais continuent à refuser ses manuscrits ; jusqu’au jour où un petit éditeur scolaire, Allen & Uwin, se décide à les publier et, en 1967, sa carrière d’écrivain anglais décolle. Mais il en restera des traces. Dahl se verra toujours comme un éternel intrus dans le landerneau littéraire et il prendra un malin plaisir à jouer le rôle du caillou dans la chaussure. Ses relations avec ses éditeurs sont souvent tendues et il acquiert la réputation d’être direct et irascible. Ophelia et Lucy naissent en 1964 et 1965. Stimulé par la présence de tous ces enfants autour de lui, il se consacre plus que jamais au jeune public, qui accueille son œuvre avec un enthousiasme qui ne cessera jamais de le ravir. En 1982, il quitte Pat parce qu’il est tombé amoureux de Felicity, « Liccy », Crosland, avec laquelle il se marie l’année suivante. Ses huit années de mariage avec Liccy seront particulièrement fécondes : il écrit Le BGG, Sacrées Sorcières, Matilda, ainsi que d’autres textes plus courts. Quand il meurt, en 1990, il vient de commencer l’histoire d’une petite fille qui apprend à parler à son chien.


Tout au long de sa vie d’adulte, Dahl a gardé un lien exceptionnel avec l’univers de l’enfance. Les gens le comparaient souvent au joueur de flûte de Hamelin, envoûtant les enfants avec ses contes et sa conversation. Il était fier d’être capable de voir le monde à travers des yeux d’enfant, dix minutes après être entré dans sa remise. Dans ses dernières années, il se décrivait lui-même comme un « vieillard infantile ». C’était peut-être son plus grand talent, ce qui explique que les enfants soient si sensibles à sa fabuleuse imagination, si riche et si originale.

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