Entretien

Publié le 06/07/2020

Les dix personnages préférés de Quentin Blake

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13 juin 2016

Les dix personnages préférés de Quentin Blake
Par Nicolette Jones
Traduction Marie Leymarie

Quentin Blake, si célèbre pour avoir incarné l’univers de Roald Dahl, n’a pourtant pas été le premier à dessiner ses personnages. L’œuvre de Dahl a d’abord été publiée aux États-Unis, faute d’éditeur anglais. Puffin finira par éditer Charlie et la chocolaterie trois ans plus tard (en 1967), mais ses six premiers romans avaient été confiés à d’autres illustrateurs. 

Blake fut sollicité pour le premier album de Dahl, L’Énorme Crocodile, publié en 1978. Le premier contact entre l’auteur et l’illustrateur s’est résumé à une brève rencontre dans le bureau de l’éditeur (alors Tom Maschler, chez Cape), puis Blake a travaillé sur ce livre, comme sur le suivant, Les Deux Gredins (1980), sans l’avoir recroisé.

Les choses ont pris une autre tournure avec Le Bon Gros Géant (qui fut publié en 1982). Dahl n’était pas satisfait de la première série de dessins : il trouvait qu’il n’y en avait pas assez. Une fois prise la décision d’insérer davantage d’illustrations, les deux hommes ont commencé à collaborer. Dahl a dressé une liste des dessins qu’il souhaitait, puis ils ont discuté de la physionomie des personnages. C’est à cette occasion que Blake s’est rendu pour la première fois à Great Missenden, qu’il a rencontré la famille de l’auteur, et fait plus ample connaissance avec lui.
Après la mort de Dahl en 1990, Blake est revenu et a refait les illustrations de ses six premiers livres, y compris Charlie et la chocolaterie et James et la grosse pêche, fidèle à l'univers de l'homme qui était devenu son ami.

Laissons Sir Quentin parler de son travail sur ses dix personnages préférés :

1 L’énorme crocodile

C’est l’un de mes préférés car c’était le premier et je découvrais l’approche de Roald – très différente de la mienne : il était bien moins policé que moi. Il était plus féroce, et même si j’aime l’exagération, je ne l’aurais jamais poussée aussi loin de mon propre chef. J’aimais l’humour qui en découlait. Ce fut un grand plaisir, dès le début.

Ce qu’il fallait bien comprendre, c’est qu’il ne s’agissait pas d’un vrai crocodile qui vivrait dans les rivières africaines. C’était un crocodile de fiction, qui parlait et qui dévorait les enfants. J’ai commencé par dessiner de vrais crocodiles, pour dériver ensuite vers une sorte de caricature. À un moment, dans le livre, Dahl écrit qu’il a des centaines de dents ; les vrais crocodiles ont des dents çà et là, mais celui-ci a des dents d’un bout à l’autre de la mâchoire, en zigzag. Ce sont des dents faites pour dévorer les enfants, comme un piège à renards – disons, un piège à enfants.

Dans l’histoire, le crocodile n’est pas si terrifiant que ça, parce qu’il est si nul qu’il en devient ridicule.
Il me faisait penser au crocodile des marionnettes Punch et Judy, et même un peu à Richard III, dans le sens où le public prend plaisir à assister à des horreurs sur scène.

Dans une des premières versions, le crocodile arrachait un bout de la trompe de l’éléphant. Je me suis dit : « Là, ça va un peu loin pour moi. » Sans doute Tom lui a-t-il dit que ça faisait trop peur. En tout cas, ça me faisait trop peur à moi ! Si Roald ne l’avait pas réécrit, et que j’avais décliné, bien des choses auraient été différentes.

Les yeux sont très importants. Parfois, quand je dessine en public, si je commence par deux sourcils féroces et deux points pour les yeux, je n’ai pas le temps d’arriver aux dents, les enfants ont déjà deviné !

Pour ce livre, j’ai surtout dessiné à l’encre plutôt qu’à l’aquarelle, comme c’était mon habitude, parce que l’aquarelle donne un effet plus réaliste. L’encre évoque davantage des armoiries. Et comme on n’est pas dans la vraie vie, le crocodile est vert vif.

2 et 3 Compère et Commère Gredin (des Deux Gredins)

Il faut dire qu’on s’amuse beaucoup en dessinant d’horribles personnages mal léchés ! J’ai fait de nombreux essais, puis j’ai tout recommencé. Roald a fait remarquer que, dans le texte, la barbe de Compère Gredin était hérissée comme une brosse (« Ses poils formaient des épis hérissés comme les poils d’une brosse à ongles ») et j’ai dû faire pas mal de dessins avant de réussir la barbe.
Commère Gredin a un œil de verre « qui regardait toujours de travers ». C’était amusant de dessiner deux yeux qui faisaient des choses différentes.

Comme avec le crocodile, on comprend instantanément qu’on est dans la caricature, et tout ce qu’on a à faire, c’est montrer ce qui se passe. Chez Roald, on trouve très peu de : « il pensa que » ou « elle eut l’impression que ». Donc on a toujours quelque chose à dessiner. J’avais débuté ma carrière en tant que dessinateur humoristique, je faisais des couvertures de magazine, etc., donc j’avais déjà pratiqué la caricature. Mais le faire d’un bout à l’autre d’un livre était très intéressant.
Je pense que Compère Gredin est plus méchant et Commère Gredin plus retorse. Par exemple, elle lui prépare des spaghettis aux vers de terre. C'est un mauvais tour, certes, mais les tours qu’il lui joue sont plus spectaculaires et plus méchants. Son visage à elle a une expression sournoise. Lui a toujours l'air fâché. C’est là où les sourcils jouent un grand rôle.

4 Le BGG

Avec Le BGG, on change d’ambiance. On rentre dans un univers merveilleux, chargé de mystère – un univers bien plus sympathique que celui des Deux Gredins. Ce n’est pas une succession de coups bas, mais l’histoire d’une vraie relation.

On m’avait demandé une dizaine de dessins. Le livre était parti à l’imprimerie, quand l’éditeur m’a appelé pour me dire : « il n’est pas satisfait » – parce qu’il n’y avait pas assez de dessins. En trois jours, j’ai illustré toutes les têtes de chapitre. C’est parti, et je me suis écroulé dans un soupir de soulagement. Puis il m’a rappelé. Ça n’allait toujours pas.

Pour donner une nouvelle impulsion, j’ai commencé à faire des dessins différents, plus réalistes. Je suis allé rendre visite à Dahl, à Great Missenden, et on s’est demandé comment était habillé le BGG. Dans les premiers dessins, il portait un tablier en cuir et des bottes en caoutchouc. Mais Roald a regardé le tablier et a dit : « Ça le gêne, non ? » Et ensuite, on ne savait pas vraiment quoi lui mettre aux pieds. Mais après ma visite, j’ai reçu un paquet par la poste, avec une vieille sandale de Roald.

Dans la première version, le BGG a une allure plus clownesque, avec un visage comique. Par la suite, son visage a davantage exprimé le lien qui se tisse avec la petite fille. C’est quelqu’un qui a l’air terrifiant, mais en fin de compte, c’est un géant bienveillant, qui a lui aussi ses petits soucis. Il devient une personne à part entière – une personne très attachante.

Il y a un parallèle évident entre le BGG et Dahl, qui était lui aussi très grand et soufflait à sa façon des rêves dans les chambres des enfants. Je ne sais pas à quel point il en avait conscience. Mais je n’ai pas voulu le dessiner à son image. Ce sont deux personnes très différentes. Le BGG est bien plus vieux et plus ridé.

5 Matilda

C’est l’une de mes préférées, car elle aime les livres, et elle est très sympathique. Mais il arrive aussi qu’on s’attache à un personnage parce qu’il nous a demandé plus de travail. Je pense qu’on ne se rend pas compte qu’il m’a fallu tout un cheminement pour arriver jusqu’à la Matilda de la version finale. Au début, elle a quatre ou cinq ans, et j’ai commencé par dessiner une enfant de quatre ou cinq ans. Mais ça ne collait pas – pas à cause de son intellect, à cause de ses dons surnaturels. Et j’en suis venu à dessiner le visage de quelqu’un de bien plus âgé. C’était un visage très simple, mais ce n’était pas le visage d’une enfant de cet âge.

Je ne sais plus combien de temps il m’a fallu pour réussir à la trouver, mais au fond de moi, je pensais : « Elle ne doit pas paraître si jeune », j’ai donc continué à dessiner et, c’est drôle, votre main finit par réfléchir à votre place. On trouve à quoi ressemble quelqu’un à force de le dessiner.

Matilda peut aussi se montrer terrible – même si on est de tout cœur avec elle. Pourtant, son expression ne change pas tant que ça. En fait, elle n’éprouve pas vraiment de plaisir à se venger de ces affreux adultes. Elle n’est pas joyeuse. Tout se passe dans sa tête. À l’intérieur, plus qu’à l’extérieur.
 

6 et 7 M. Hoppy et Mme Silver (dans Un amour de tortue)

En un sens, ce que j’ai aimé chez eux, c’est qu’ils étaient ordinaires. Avec l’idée – à laquelle je crois vraiment – que les gens ordinaires ne le sont pas tant que ça.

Paradoxalement, même s’ils sont ordinaires, ils n’ont pas été faciles à dessiner, parce que je devais leur donner des caractères bien distincts. Mais je les aime autant l’un que l’autre.

M. Hoppy se met en quatre pour la tortue (pour gagner le cœur de Mme Silver), et c'est d'autant plus charmant qu’il n’avait pas besoin d’en faire autant. Disons qu’il croit avoir besoin de la convaincre alors qu'en réalité il a surtout besoin de se convaincre lui-même. Traverser toutes ces épreuves lui donne le courage de se déclarer. Mais elle lui dit : « J’ai cru que vous ne vous décideriez jamais. »
M. Hoppy fait preuve d’une grande ingéniosité. Roald était lui aussi quelqu’un de très habile de ses mains et il aimait vraiment toutes ces inventions.

J’ai réalisé plus tard que je lui avais dessiné un gilet et des bracelets de chemise pour maintenir les manches relevées, comme en portait mon père, bien qu’il n’ait pas du tout le même tempérament.
Comme c’est une histoire d’amour, ils doivent être tous deux séduisants, même s’ils sont âgés. On ne dispose pas d’une grande diversité de rides, donc ça exige un certain travail. J’ai dû jeter quelques dessins avant d’obtenir ce que je voulais.

Les personnages d’Un amour de tortue sont réels. C’est une anecdote, pas un conte de fées. D’où un dessin assez réaliste.

8 Le vieux grillon des champs (dans James et la grosse pêche

Ce que j’ai aimé, c’est d’abord qu’il était vert de la tête aux pieds. C’était formidable de ne pas avoir à dessiner quelqu’un avec un visage rose, une veste marron et un pantalon gris. Que vous devez reproduire à l’identique chaque fois.

Roald a mis en scène cette curieuse troupe d’insectes, mais ce qui m’a intéressé, c’est qu’il ait créé une figure d’autorité. Et ça aussi, c’était très agréable à dessiner : quelqu’un de fiable, vers qui on peut se tourner. Un grillon qui ait l’air responsable. Pour l’exprimer, c’est en partie une question de posture. Il porte aussi un col et une cravate. Il se tient plus droit qu’un grillon normal et il est plus grand que les autres, ce qui lui permet de jeter sur l'assemblée un regard circulaire. J'ai bien aimé travailler ça. Les autres insectes étaient charmants, mais un peu stupides, donc c’était un vrai soulagement de sentir qu’il y avait quelqu’un de responsable.

La variété des personnages et des ambiances, voilà ce qui est intéressant.

9 Grand-mère (dans Sacrées Sorcières)

C’était intéressant d’avoir une sorte d’alter ego positif de Mlle Legourdin : une vieille dame assez terrible, mais pour laquelle on se prend d’affection. Et, aussi, de dessiner quelqu’un de réaliste au sein d’une histoire qui a une dimension surnaturelle.

Grand-mère n’était pas facile à dessiner. Mais comme pour le BGG, il y avait cette relation très forte entre elle et le petit garçon, et j’ai dû faire en sorte que le lecteur croie en elle. Dahl s’est inspiré de sa propre relation avec sa grand-mère. Le dessin devait refléter ça.

Grand-mère devait aussi former un net contraste avec les sorcières, pour qu’on ne puisse pas imaginer qu’elle en est une. Ce sont des personnages de conte, tandis qu’elle, au contraire, est réaliste. Par certains côtés, il s’agit du plus terrifiant des romans de Roald. Il fallait veiller à ne pas renforcer cet aspect. C’est une question de dosage.

10 Willy Wonka (dans Charlie et la chocolaterie)

Au contraire de Grand-mère, Willy Wonka n’est jamais vrai. Il est artificiel. On n’imagine pas le rencontrer dans la vie réelle. Son costume fantaisiste le désigne d’emblée comme différent. Tout se passe comme si, en entrant dans la chocolaterie, Charlie rentrait dans la fiction. J’aime bien cette idée.
Dahl dit qu’il ressemble à un écureuil. Il a aussi décrit ses vêtements : une queue-de-pie prune, un pantalon vert bouteille et des gants gris perle. Je crois que Willy Wonka avait déjà été dessiné avec un nœud papillon et des demi-guêtres, mais je lui ai fait un nœud encore plus grand. Les queues-de-pie sont très pratiques pour virevolter. Il est vif et alerte, comme un lutin.

Il est l’incarnation même de la malice. C’est particulièrement frappant quand il parle des enfants : « Ils s’en sortiront peut-être », « On ne sait jamais, ils peuvent avoir de la chance »… Il faut dessiner les points des yeux comme s’il regardait sur le côté, en l’air. Il est clair qu’il n’en pense pas moins. Il ne regarde pas les enfants en face.

Je vois les Oompas-Loompas comme des versions miniatures de Willy Wonka et j’ai essayé d’accentuer leur côté malicieux.

D’après moi, les enfants ne sont pas davantage réels. Charlie, oui, mais pas les autres. Willy Wonka punit des travers enfantins, mais aucun enfant n’est jamais aussi détestable. Ils me font penser aux personnages de Ben Jonson ou de Molière – ils incarnent des vices. Ce sont des personnages de conte. S’ils étaient plus réalistes, on ne le supporterait pas.

 

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