Entretien

Publié le 27/07/2023

Entretien avec Christine Baker - L'aventure Harry Potter, 25 ans après...

Christine Baker était une pionnière en matière de littérature jeunesse. Si Gallimard Jeunesse a pu présenter Harry Potter au lectorat français, c’est grâce à elle !

De Philip Pullman à Roald Dahl, elle a permis d’enrichir les collections de la maison d’édition. 

Partie depuis avril 2023, nous la retrouvons malgré tout au travers de ses mots, notamment dans cet entretien à propos de notre héros à lunettes rondes…

©LP-Olivier Corsan

Racontez-nous votre rencontre avec Harry Potter…

Christine Baker : Je vivais à Londres, qui constituait à l’époque la plaque tournante de la littérature jeunesse. J’avais été libraire pour la jeunesse, je baignais donc dans cette effervescence. Pierre Marchand (le cofondateur de Gallimard Jeunesse) m’avait engagée parce qu’il avait senti en moi une certaine passion – « tu es vocationnelle », me disait-il –, une certaine connaissance de la littérature jeunesse, fortifiée par mon travail dans la seule librairie jeunesse au monde, mais aussi parce que j’avais déjà un réseau de spécialistes, lecteurs, éditeurs, auteurs, vigilants et coopératifs, qui m’envoyaient des textes. C’était alors beaucoup plus simple, il y avait infiniment moins de manuscrits et de propositions qu’aujourd’hui. À l’origine, c’est une collègue qui dirigeait le Scottish Book Trust et que connaissait ma collaboratrice Jane Churchill qui m’avait alertée à propos de ce manuscrit (cette institution soutenait les écrivains débutants et avait accordé une bourse à la jeune Joanne Rowling). À ce moment-là, j’en avais d’autres à lire et c’est donc mon mari (le libraire) et nos filles (11 et 15 ans) qui ont commencé à le lire. Je les ai entendus en discuter avec tant de vivacité que ça a attiré mon attention et que le manuscrit est revenu en haut de la pile.

 

«Le roman était quasi parfait. Je ne voyais pas un mot à changer. C’était très impressionnant.»

 

Qu’est-ce qui rendait ce texte si irrésistible à vos yeux, à ce moment-là ?

C. B. : Il était quasi parfait. Je ne voyais pas un mot à changer. C’était très impressionnant. Tout comme le fait de savoir que J.K. Rowling avait déjà en tête les six tomes à venir. Les multi-volumes étaient très rares à l’époque. Cette jeune femme et sa détermination à savoir où elle allait m’ont fascinée. Elle a su créer ce cocktail mélangeant magie, humour, réalisme, évasion, le tout avec des personnages très crédibles et avec de l’épaisseur. Le pouvoir d’identification par ses jeunes lecteurs qui s’en dégageait ainsi que son art de la narration allaient de soi. L’un des éléments qui m’avait frappée, c’était que Harry n’était pas un héros parfait. Il avait ses chagrins, ses colères, ses doutes, comme les autres. Et déjà la construction de l’univers était époustouflante de détails, de précisions… C’était aussi limpidement écrit, parfaitement accessible, sans accroc, sans difficulté. Une telle aisance d’écriture combinée à une profusion d’univers et une richesse psychologique, c’était à l’évidence quelque chose d’assez exceptionnel. Du reste, j’ai eu du mal à comprendre que le manuscrit ait été refusé par tant d’éditeurs britanniques.

 

Pourquoi d’après vous ?

C. B. : Peut-être parce que le livre allait complètement à contre-courant. À cette époque, la tendance était aux sujets durs, aux sujets de société réalistes. Aux yeux de certains, cette histoire de magie dans un pensionnat anglais était un peu trop traditionnelle, avec un sujet qui laissait place aux bons sentiments, des méchants qui martyrisent un orphelin … Certains éditeurs anglais ont dû se dire que c’était un peu old fashioned, démodé. Même chez Gallimard Jeunesse, Pierre Marchand n’était pas très enthousiaste de prime abord quand je le lui ai raconté. Mais il me faisait confiance.

 

Comment expliquez-vous son succès planétaire ?

C. B. : Il y a quelque chose de limpide dans la langue et d’irrésistible dans la narration. L’archétype de l’orphelin qui doit compter sur l’amitié, la loyauté et la magie pour se sortir des pires obstacles, c’est universel. C’est aussi une grande saga d’initiation, il faudrait presque pouvoir le lire d’une traite, pour en prendre la pleine mesure. C’est un roman d’une inventivité incroyable. La magie est là pour créer un univers parallèle, où énormément de jeunes lecteurs ont trouvé un refuge pour s’évader de la réalité. Le monde qu’elle construit n’efface pas les chagrins, les doutes, les peurs, les angoisses ou la mort. Il y a des grandes leçons de vie et d’optimisme. Les dangers sont énormes, le courage à opposer impressionnant. Et même si c’est la loyauté, l’amitié et l’amour qui l’emportent, ce n’est pas de façon « ravi de la crèche », mais dans une certaine âpreté. C’est ça qui est universel.

 

«À partir du tome quatre, elle avait au-dessus de son épaule
des millions d’enfants et d’adultes aussi avides que prêts à critiquer.
»

 

Vous avez été la deuxième, après son éditeur anglais, à dénicher la pépite…

C. B. : La découverte et la décision me semblent faciles a posteriori, car c’était une évidence. Le succès du bouche-à-oreille en Grande-Bretagne m’a aidée à convaincre mes collègues de Gallimard qu’il fallait publier vite, recruter le meilleur traducteur, en la personne de Jean-François Ménard qui venait de surmonter avec brio les difficultés linguistiques posées par Le bon gros géant de Roald Dahl, le meilleur illustrateur de couverture, avec Götting, sa force graphique et sa palette de peintre, et faire prendre conscience à toute l’équipe de l’importance de ce manuscrit... Quand on a signé le contrat, le livre n’était pas encore sorti en Grande-Bretagne. Les éditeurs américains ont été plus nombreux à voir le potentiel du livre que les éditeurs britanniques. Son acquisition par Scholastic, à un montant assez mirobolant pour un premier roman d’une autrice inconnue, au cours d’une enchère, a fait pas mal parler dans la presse à l’époque.

 

Quel regard portez-vous sur l'autrice J.K. Rowling ?

C. B. : Ce que j’admire énormément chez elle, c’est à quel point elle a tenu le coup. Il n’y a aucun auteur dans l’histoire de la littérature qui ait connu une telle pression. Même Charles Dickens ou Victor Hugo... À partir du tome quatre, elle avait au-dessus de son épaule des millions d’enfants et d’adultes aussi avides que prêts à critiquer. De ne pas succomber à cette pression, c’est remarquable. Mais jamais elle n’a déçu, bien au contraire, elle a su monter en complexité, accompagner l’âge de ses héros et de ses lecteurs, multiplier les dangers, les drames et les révélations qui éclairent tant d’indices plantés tout au long du récit, sans jamais déroger à ses valeurs fondatrices, le courage, l’amitié et l’authenticité. Elle a maîtrisé toute la saga, tous ces fils qu’elle avait tissés et noués, jusqu’à une magnifique conclusion qu’elle avait écrite mot pour mot de nombreuses années auparavant.

 

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